VENDREDI 21 SEPTEMBRE : LES AILES DU DESIR de Wim Wenders au foyer de Juzet de Luchon à 20h30
Deux anges en pardessus contemplent Berlin. Ils demeurent invisibles aux humains. Mais ils voient et entendent tout. L’un d’eux tombe amoureux d’une trapéziste…
L’Allemagne était devenue pour Wendersune terre d’anxiété. Il s’en était évadé pour tenter de se reconstruire une cellule intime. En vain. C’est en poète qu’il revenait au pays. En fils bienveillant. Pour dépeindre le vrai visage de cette Allemagne déchirée, transformée en no man’s land. C’est avec innocence qu’il filme terrains vagues, avenues glaciales et bunkers éventrés. Avec infiniment d’affection, il explore les ruines douloureuses de sa terre natale. Les mouvements, planants, sensuels, aériens de sa caméra sont parmi les plus beaux qu’on ait vus.
Ce film est un conte initiatique sur l’enfance, la mémoire, le malheur et l’espoir. Prix de la mise en scène à Cannes en 1987, Les Ailes du désirest aussi un film sur le cinéma, l’art de contempler sans manipuler, l’envie de voir la vie en couleurs. Et sur l’amour : Wenders, qui avait disserté sur l’impossibilité de vivre à l’infini une relation amoureuse, célèbre ici son bonheur avec l’interprète du rôle de la trapéziste, Solveig Dommartin. – Nagel Miller, TELERAMA –
Le cadre et le sens dans Les Ailes du Désir
( par Marc Chatelain )
L’ouverture du film se fait sur une étrangeté : une disjonction entre le cadre visuel et le cadre sonore. Une main écrit un texte qu’une voix lit tout en précédant ce qui s’écrit. D’emblée, on s’aperçoit que le débit de la voix n’est pas calé sur le débit de l’écrit. Et on s’aperçoit bien vite dans le film que cette voix appartient à un « ange » dont l’omniscience, l’ubiquité et la toute puissance sont ainsi révélées.
On notera quand même que la voix entendue quand « l’ange » articule des paroles n’est pas perçue de la même manière que quand on ne le voit pas du tout, puisque dans ce dernier cas la voix est perçue comme intérieure. Wenders nous montre aussi le pouvoir du regard, puisque c’est ce dont il va principalement s’agir.
Après un plan de ciel nuageux, voici un plan d’œil s’ouvrant et un autre se baladant au-dessus de Berlin. On comprendra alors: un œil appartenant au domaine céleste regarde Berlin. Puis cet œil se promène partout, chez les gens, d’appartement en appartement. C’est un œil qui peut tout.
On note très vite que « l’ange » est seulement vu par les enfants. Et l’on connait l’hypothèse qu’émet Wendersà propos des enfants, affirmant qu’ils peuvent porter un regard toujours neuf sur les choses; ils sont détenteurs d’une puissance les rendant ainsi sensibles à la nouveauté. C’est en cela qu’il y a similitude entre les anges et les enfants.
Jean-Luc Godard a auparavant affirmé : « Pour moi, la caméra n’est pas un fusil, ce n’est pas quelque chose qui envoie. C’est un instrument qui reçoit (…) ». Or si l’on s’en tient à une telle proposition, on retrouve là la qualité de « l’ange », recevant tout aussi bien par l’oeil que par l’ouïe, physique ou mentale. Cet oeil d’ange se baladant sur et dans Berlin est bien sûr aussi celui de la caméra (et donc de Wenders).
C’est là qu’on aborde la question du point de vue.
À plusieurs reprises, on a un mouvement d’appareil assez lent et doux, où des personnages, sourient à la caméra. Or dans le même mouvement et sans aucune coupure, « l’ange » apparait dans le champ et dès lors on sait que les sourires s’adressent à lui. « L’ange » apparait dans son propre pointe de vue. Et ceci est possible car quasiment chaque plan peut être perçu comme subjectif.
Avec ces mouvements on est donc habitué à ce que, chaque fois qu’un personnage regarde la caméra, on découvre « l’ange » par la suite. Or, on peut trouver une exception pouvant semer le trouble. Dans un appartement « visité » par « l’ange », un père s’interroge sur l’avenir de son fils. Et tout en ayant ces pensées, il offre un regard-caméra, fixant celle-ci. Percevrait-il l’ange? Non, il regarde la télévision, symbole du vide, du non-sens dans l’univers de Wenders. Là où devrait se trouver « l’ange » figure le néant, car l’adulte a perdu cette capacité à voir que possède l’enfant.
On peut donner un autre exemple perturbant pour le spectateur. Une fois l’ange devenu humain, on le voit déambuler dans la rue, la caméra le suivant. Mais il est dès le début dans le champ et ne précède donc pas ce mouvement par son regard comme quand il était « ange ». Ici, il est donné d’emblée dans le cadre. De plus, le mouvement est beaucoup plus rapide et saccadé que ceux que nous avions lorsqu’il était « ange ».
A travers tous ces points (« l’ange » rentrant dans son propre point de vue, l’homme ne voyant pas « l’ange » mais regardant la télévision, la poursuite par la caméra par « l’ange » devenu homme) on peut se demander quel est le point de vue, quelle est l’instance manipulatrice, aux commandes de la caméra. On pourra dire qu’il s’agit de la conscience Pascal Bonitzer, celui-ci affirmant que le plan est la conscience en tant qu’il fait jouer la tension entre champ et hors champ. Et il s’agit bien évidemment de cela dans le cas de l’ange entrant dans son propre point de vue. Hors champ dans un premier temps, l’ange déléguerait son point de vue à sa conscience et pourrait pénétrer alors dans le champ sans le moindre problème. C’est bien sûr le même cas avec l’homme regardant la télévision. La modernité, ici convoquée pour nous éclairer, nous place devant cet état de fait dérangeant que la conscience, dirigeant le spectateur, l’attirant, n’est que vide.
Ainsi la conscience agissant dans notre premier exemple (« l’ange » entrant dans son propre point de vue) est une conscience angélique, c’est l’ange qui régit l’univers présenté à nos yeux, la caméra est porteuse de son regard : le cadre y est géométrique, basé sur un invariant, figurant un point de vue absolu et immanent.
Pour ce qui est du point de vue proposé alors que l’ange est devenu humain, la conscience est alors humaine et à son tour possède des qualités humaines. Ainsi les mouvements plus saccadés de la caméra. Ici le cadre se fait dynamique, variant selon les actions des personnages, traduisant un point de vue relatif.
Malgré ces exemples modernes du traitement du point de vue, on peut généralement trouver des exemples ayant une lignée plus classique.
Reprenons le cas des enfants, seuls capables de voir les « anges ». Ils y parviennent car ils ont toujours en eux cette puissance de renouveler leur regard. Il est à ce sujet dit dans le film qu’ils peuvent voir le monde derrière le monde.
Si l’on essaye de trouver dans le film des exemples montrant l’univers propre aux « anges », il s’agira surtout d’une vue d’un ciel nuageux. Ici donc, quand les enfants voient un « ange », ils ne sont pas confrontés au vide des adultes mais plutôt obtiennent un sens, ils perçoivent un monde raisonné et ordonné car ils communiquent avec l’au-delà ou avec le monde des Idées (vision philosophique à tendance platonicienne).
Les enfants ne verraient donc pas un arrière-monde mais plutôt un monde à côté ou au-dessus, de toute façon un ailleurs. Cet ailleurs se situant hors du cadre, du point de vue adulte. Car en effet, même si « l’ange » peut tenter d’intervenir spirituellement dans le cadre des hommes, il ne peut pas l’intégrer totalement, même s’il s’en approche.
On en trouve un très bon exemple avec les faux champs / contre-champs entre Marion, la trapéziste et « l’ange » Damiel. A la manière d’Ozu, ils ne raccordent pas réellement, et impliquent ici encore une béance, un trou, du vide. Pour autant, cela ne provoque pas le malaise. Car c’est justement dans cet interstice que se trouve l’univers de « l’ange », le monde spirituel. C’est dans l’espace apparemment vacant de l’univers humain que se situe le monde de Damiel. Ces faux raccords sont là encore une magnifique démonstration filmique justifiant un point de vue assez audacieux.
« L’ange » ne partage donc pas le même cadre que l’humain. Ainsi, il ne peut vivre d’histoire, les histoires étant ici réservées au monde concret, réel. Or « l’ange » veut connaitre des histoires, veut apprendre empiriquement et plus de manière immanente, et enfin vivre un amour avec Marion, être de chair et de sang.
Surtout, l’infinitude de « l’ange » est son propre cadre; celui-ci ne correspondant pas au cadre humain. Ainsi il manifeste son désir d’être limité dans l’espace et dans le temps (référons-nous à Jean-Luc Godard: « le cadre c’est: quand est-ce qu’on commence le plan et quand est-ce qu’on le coupe ». Il introduit donc là bien une dimension temporelle et non seulement spatiale dans le plan). Il doit donc changer sa nature, renoncer à toutes ces capacités que nous avons préalablement évoquées pour entrer dans le cadre humain ; il doit se plier aux règles de ce nouveau monde et à ses limites. C’est seulement ainsi qu’il pourra vivre une histoire. Car pour vivre une histoire, il faut pouvoir sortir du cadre, sortir de son cadre d’origine. C’est donc une notion toute relative, « l’ange » doit se faire Homme, l’Homme doit se faire ange. C’est ainsi que Marion parvient à se faire ange, à pénétrer le monde spirituel dans son rêve. Elle et Damiel sortant de leur cadre d’origine pourront alors vivre une histoire, une histoire commune.
Enfin bien sûr derrière ce film se trouve la conscience de Wim Wenders. Qu’a-t-il exprimé ici? Il a dit qu’avec Les Ailes du Désir, il voulait filmer à hauteur d’homme. Ceci signifiait tout simplement que son but est le même que celui de « l’ange » : abolir la distance, ce qui est bien sûr un des enjeux principaux de l’art moderne. Se considérant trop loin des choses, à un niveau trop intellectuel, parvenir tout de même à ressentir le monde sans plus de barrières, aller au plus près des choses et des gens, vivre des histoires. Comme « l’ange » qui a dû renoncer à son cadre d’origine, à ses qualités propres, Wendersa dû, ainsi qu’on le voit dans la seconde partie du film, renoncer à ses lents mouvements très réfléchis et très beaux, mais pris de haut, pour adopter un cadrage plus physique, dynamique ayant pour centre l’humain, le représenté, et non une idée, un concept traduit selon des lois du cadre géométrique. C’est donc là aussi un changement de nature chez le cinéaste qui a dû être opéré et dont le film est la démonstration. Mais il est aussi une démonstration de la volonté de résistance à un certain non-sens moderne, par une affirmation du spirituel, du désir de sens.