Vendredi 16 février 20h30 foyer de Juzet : chef d’oeuvre hongrois

 Vous trouverez les critiques à la sortie du film dans différents médias.

LE MONDE : Lors de sa présentation à Berlin en février, le cinéaste a annoncé que Le Cheval de Turin serait le dernier film de sa carrière. Avec le générique de fin, on comprend pourquoi. Après avoir déployé ce mouvement, dont parle Rancière, avec une ampleur symphonique dans Satantango ou Les Harmonies Werkmeister, il travaille ici son motif au plus près de l’os. Qui a vu ses films sait à quel point on en sort terrassé, le souffle coupé par l’extraordinaire puissance d’évocation de ses plans-séquences en noir et blanc et par le pessimisme absolu avec lequel il dépeint l’humanité. La folie terrifiante du Cheval de Turin tient au fait que l’auteur y pousse sa logique jusqu’à un point de non-retour, radicalisant une démarche artistique qui passait pour le parangon de la radicalité cinématographique. A l’exception de la séquence d’ouverture, l’espace est réduit ici à une cuvette enclavée, dominée par un arbre mort battu par le vent, et au fond de laquelle vivent, dans une cabane, un vieux cocher et sa fille. Reprenant des acteurs avec qui il a déjà travaillé (Jànos Derzsi, le jeune homme de Sonate d’automne, et Erika Bók, la petite fille dans Satantango), reproduisant certains plans caractéristiques de son style, le cinéaste donne l’impression de verrouiller à double tour une boucle qui ne pourra plus jamais s’ouvrir.Le film commence pourtant par une note d’humour. Noir, certes, mais qui sert à concentrer l’attention sur une anecdote, laquelle, pour être grave, n’en est pas moins amusante. Il s’agit d’un incident qui aurait bouleversé la vie de Friedrich Nietzsche. Alors qu’il effectuait un trajet en calèche, le cheval a cessé d’avancer. Incapable de le remettre en marche, le cocher a battu la bête, ce qui suscita chez le philosophe un élan de compassion. Nietzsche se pendit au cou de l’animal et passa ensuite les dix dernières années de sa vie dans un état de démence légère. Quant au cheval, on ne sait pas ce qu’il est devenu, conclut une voix off. Alors, à l’image surgit d’un épais brouillard un homme conduisant une voiture à cheval. Le plan s’étire, happant le spectateur, sans qu’aucune parole ait besoin d’être prononcée. L’homme, le cheval, le mouvement de la charrette, la campagne brumeuse, archaïque et post-apocalyptique, et ce prologue, qui suggère que le mal est là, précédant toute histoire à venir… Voilà qui suffit à Béla Tarr pour faire naître un monde sous nos yeux. Pendant les deux heures et demie qui suivent, il ne nous laissera pas nous en échapper. Les journées se répètent à l’identique, rythmées par les mêmes gestes, mécaniques, effectués dans le même ordre, sans qu’une parole soit échangée entre le père et sa fille. En contrepoint, une phrase musicale très simple redouble ce rythme métronomique. Dans ces longs plans-séquences hypnotiques, la moindre variation de son, le moindre écart de geste se chargent d’une intensité explosive. Aussi le surgissement d’une bande de Tziganes qui dévalent la pente de la colline dans une danse macabre est-il porteur des plus sombres augures. L’inquiétante troupe disparaît aussi vite qu’elle est arrivée, non sans avoir semé sur son passage un poison mortel qui va tout engloutir. C’est sur le cheval, véritable héros du film, comme en atteste un sidérant gros plan qui continue de vous hanter après la fin de la projection, que se manifestent les premiers signes de la malédiction. Opposant à l’homme sa subjectivité muette et le mystère de son irréductible altérité, l’animal cesse de s’alimenter. Ce refus opaque résonne avec l’histoire de Friedrich Nietzsche, suggérant la vanité de toute volonté de puissance, et par là, de toute entreprise humaine. Comment après cela Béla Tarr pourrait-il faire un autre film ?

CRITIKAT : Béla Tarr est le genre de cinéaste dont les publicitaires promeuvent d’abord le statut d’auteur – avec un grand « A » solennel – avant d’affirmer ce qui rendrait son cinéma si important. Pour son nouveau film, par exemple, il nous a été bien expliqué que ce serait son dernier, tant le Hongrois aurait perdu toute espérance quant à l’état du monde. De fait, à l’humanité qu’il résume, Le Cheval de Turin n’offre qu’un avenir bouché. Pas sûr, cependant, que ce soit la dimension la plus intéressante du film… Le Cheval de Turin – chronique des derniers jours d’un père, de sa fille et de leur cheval de trait dans une campagne gagnée par la fin du monde – porte de tout son long le principe de réalisation que Béla Tarr a érigé en signature depuis Damnation (1987): soit le balayage de l’espace et du temps en noir et blanc, en des plans anormalement longs, par des mouvements de cadre sophistiqués. Indéniablement, l’imposante technique produit des résultats fascinants. Chacun de ces plans-fleuves semble en embrasser plusieurs, passant d’un axe de caméra à l’autre sans rupture, laissant à mesure la distance spatiale et temporelle entre les deux. Et déjouant les perspectives d’ennui, le spectateur est amené à suivre chaque moment de ce périple perpétuel de l’image. Le film, en vérité, s’apparente à une série de visions, de photographies, traversée par le facteur temps qui en constituerait les articulations.

Esthétique de la patate chaude

Le principe est ferme, l’image est belle et prenante, mais le dispositif a ses limites. D’abord, il faut bien rappeler que Tarr n’est pas le premier à travailler avec autant d’insistance la dimension temporelle, à démontrer combien le cinéma est l’art qui la capte le mieux. Un certain Andreï Tarkovski|critique du coffret DVD des films réalisés par Andreï Tarkovski, notamment, l’a précédé, également armé de plans aux durées et aux trajectoires imposantes. Seulement, ces coups de force du Russe avaient une qualité précieuse: le don de laisser le monde respirer et évoluer, jamais immuable, au sein de leurs durées ostensiblement étirées et de leurs cadres ne bougeant que lentement. Dans Le Cheval de Turin, le seul sujet qui prenne vie dans le temps est la relation singulière entre le père et sa fille, à la fois proches et étrangers dans la même maison, la seconde inféodée au premier par le respect et l’habitude, mais le premier cherchant par instants du regard la seconde qui semble l’éviter, la caméra les séparant en allant de l’un à l’autre et en soulignant la distance entre eux – jusqu’à la fin où, dans le noir complet et définitif, un même plan fixe les réunit enfin face à un inéluctable destin commun. Hormis ce récit-là, les mouvements virtuoses incessants de la caméra n’affichent guère que leur fonction utilitaire, passer d’un plan à l’autre, d’une position à l’autre en évitant le raccord, ne pas interrompre le flux. Le regard se focalise alors sur les visions, les photographies raccordées par ces mouvements, et y trouve ce que le film a de plus faible: un discours un peu sentencieux, comptant un poil trop sur l’imagerie, autour de la misère humaine, notamment matérialisée à l’extrême par ce père au faciès noueux, affligé d’un œil de verre et d’une seule main valide pour saisir ses repas toujours constitués d’une unique patate chaude, le tout esthétisé par un noir et blanc qui rend sa silhouette plus éclatante que réellement évocatrice. À cette allégorie très voyante s’ajoute celle, moins esthétisante et plus forte, mais d’un sérieux tout aussi appuyé, de la fin du monde (pluie de cendres, étrangers menaçants, extinction de la lumière du jour). Quant à l’anecdote qui donne son titre et son prétexte au film (Friedrich Nietzsche aurait perdu la raison à Turin en 1889, à la vue d’un cheval qu’on maltraitait), son intérêt ne va pas au-delà du générique d’ouverture, néanmoins l’impression d’encombrement décoratif qui empèse l’ensemble l’inclut malgré elle. Au bout du compte, la matière du Cheval de Turin se divise entre une maîtrise indéniable de l’image, un rapport réel et non dénué d’empathie à l’humain, et une confiance exagérée dans l’éclat donné à une imagerie surannée et sur-signifiante. 

LES INROCKS :Terrassant comme un récit d’apocalypse et d’une puissance visuelle inouïe : la quintessence du cinéma visionnaire du maître hongrois. Le 3 janvier 1889, dans une rue de Turin, un cocher fouette violemment son cheval récalcitrant. Friedrich Nietzsche, qui sort de chez lui, assiste à la scène. Il se jette brusquement au cou de l’animal, l’enlace pour le protéger, éclate en sanglots. Puis rentre chez lui, annonce à sa mère qu’il est devenu fou. Il plonge effectivement dans le retrait, l’aphasie, la vie végétative, et mourra à Weimar en 1900.  Ainsi commence, par cette anecdote célèbre racontée à l’écran par une série de panneaux, Le Cheval de Turin, le nouveau et semble-t-il dernier film (c’est ce qu’il a annoncé – lire p. 88) du cinéaste hongrois Béla Tarr (auteur d’au moins deux grands chefs-d’œuvre, Les Harmonies Werckmeister, Le Tango de Satan). De Nietzsche, il ne sera jamais question dans les deux heures vingt qui viennent. Pourtant, cette anecdote ne cesse de planer sur le cours du film, de le voiler de son ombre menaçante.  Nous voici dans la campagne. C’est l’hiver. Un cocher à la grande barbe grise marche à côté de sa carriole et de son cheval, qu’il ne cesse de harceler. Sans doute le cocher et le cheval qui ont tant perturbé Nietzsche, se dit-on. Le plan est long, nous ressentons toute la rudesse de l’effort des êtres vivants pour se déplacer dans ce milieu hostile. Dès ce premier travelling latéral haletant, nous voici à la fois dans le réel (le temps réel d’un plan-séquence, la matière, les éléments : la boue, le vent, la pluie) et dans le cinéma (le romanesque, les costumes, le mythe). Béla Tarr, deux heures durant en noir et blanc, ne va rien lâcher de cet accord parfait entre l’art et la nature. Un exploit impressionnant. Pendant ces deux heures, il ne va rien décrire davantage que la vie quotidienne, seconde après seconde, avec quelques rares ellipses, d’un vieux et grand paysan beau, hémiplégique, taiseux, rude, effroyablement misérable, avec sa fille qui lui fait à manger (une pomme de terre à peine cuite à chaque repas), l’habille, le déshabille, le change, l’aide à se lever, à s’occuper du cheval qui ne veut plus travailler ni manger. Peu à peu, la nuit va tomber sur la campagne piémontaise, la lumière s’éteindre, l’énergie quitter ce monde malheureux qui n’en avait déjà plus beaucoup, comme s’il se mettait au diapason de ce penseur que nous n’avons même pas vu et dont la lueur s’essouffle peu à peu. Deux heures aussi intenses que vides, où le moindre geste, le plus petit rictus, advient comme un événement extraordinaire, un drame nouveau, un acte de résistance au climat, à la famine, à la mort, une épiphanie du passé (soudain, l’unique photo de l’épouse et mère défunte nous taillade le cœur par l’ouverture fictionnelle et sentimentale qu’elle laisse apparaître). Deux heures de pure beauté cinématographique en trente plans de cinq minutes chacun, qui ne tient que par la force expressive de ses images, la tension donnée au moindre plan par la caméra mouvante de Béla Tarr. La gageure, pour tout cinéaste qui travaille sur la durée du plan et recourt donc au plan-séquence (travelling, caméra à l’épaule, steadycam), c’est de ne pas y perdre toute notion de cadre. Il faut être de la trempe d’un Tarr, d’une Chantal Akerman, d’Alan Clarke (Elephant), de Gus Van Sant (Elephant et Gerry), des frères Dardenne (Le Fils, notamment), pour ne pas se laisser griser par la souplesse de la machinerie et garder le cap, préserver une structure à l’image et donc au film. Tarr, naguère, avec par exemple L’Homme de Londres, s’était fait prendre à ce piège, la longueur alourdissant le film au lieu de le propulser vers autre chose (une âme ?), le plongeant dans un formalisme qui finissait par nous paraître complaisant (ce qui n’était de tout évidence pas le but recherché). Mais ici, sans doute mû par une inspiration désespérée, l’ultime geste de Béla Tarr en tant que cinéaste est proprement stupéfiant, maîtrisé de bout en bout. Jacques Derrida écrivait, dans L’animal que donc je suis, que Nietzsche “fut assez fou pour pleurer auprès d’un animal, sous le regard ou contre la joue d’un cheval que l’on frappait. Parfois je crois le voir prendre ce cheval pour témoin, et d’abord, pour le prendre à témoin de sa compassion, prendre sa tête dans ses mains”. Le film de Tarr semble poursuivre cette vision de Derrida. C’est pourquoi nous l’aimons, c’est pourquoi ses images continueront longtemps de nous hanter, “parfois”. Récompensé en février dernier par un Ours d’argent à Berlin, Le Cheval de Turin est l’un des films les plus puissants, les plus sensoriels, les plus engagés et les plus fidèles à l’idée de modernité cinématographique. Mais aussi l’un des plus compatissants. Et donc l’un des plus beaux de 2011.

 CINE-CLUB DE CAEN :B. T. : J’adore les surprises. Il faut que je sois ouvert quand on tourne. Il faut être à l’écoute. Il ya quelque chose que j’attends… c’est vous (dit Béla Tarr en se tournant soudain et en touchant amicalement Guillot). Il y a toujours une surprise et c’est ça que je veux montrer. La chorégraphie des plans est très longue et très difficile pour les techniciens alors que ce qui est devant la caméra doit rester frais et vivant. La contradiction est qu’il faut avoir beaucoup répété avec les techniciens alors, qu’avec les acteurs, on ne répète que les mouvements, sans quoi ils perdent leur spontanéité. Il faut rester précis d’un côté et, de l’autre, tout lâcher.

A. G. : Le moment de tournage est-il un moment de bonheur ou est-il un moment d’angoisse auquel vous préférez le montage ?

B. T. : Nous ne montons pas le film. Le cheval de Turin, c’est 38 plans : on les colle du premier jusqu’au dernier et le film est fait. Tout se fait sur une ligne, en tension permanente. Il faut tout décider lors du tournage. Il faut rester concentré. Toute l’équipe et les comédiens doivent être là à 100 %. Une fois, j’ai écouté pendant une longue prise un plan du cheval de Turin, je me suis aperçu que chacun respirait dans le même rythme, acteurs techniciens. Mon producteur hongrois qui était là et n’est pas bavard m’a dit : « C’est mieux que le sexe ». Sur Le cheval de Turin, j’avais besoin de machines à vent et même d’un hélicoptère pour faire bouger les branches de l’arbre. On ne pouvait donc pas utiliser le son d’origine. Tous les sons sont refaits en studio de même que les bruitages et les dialogues. Dans L’homme de Londres aussi c’était un vrai chaos lingusitique : Tilda parlait en anglais, Miroslav en thèque et Erika était hongroise. Tout a été postsynchronisé en français et à Londres pour les dialogues anglais du film. C’est cher mais on peut alors ajuter des bruitages, de la musique. J’aime beaucoup travailler sur la bande sonore ça me plait.

 CINEXPRESSIONS : LE CHEVAL DE TURIN de Béla Tarr (Hongrie/Suisse/France/Allemagne) musique de Mihaly Vig; avec Janos Derzsi (le père) Erika Bök (la fille) Ricsi (le cheval)

Disons-le sans fard: j’ai longtemps hésité avant d’écrire quelques mots sur ce film de Béla Tarr, tant je craignais de dénaturer, altérer ces moments de grâce suspendue, cette apesanteur, rompre cette liturgie de lumière et de lenteur! Après un prologue (écran noir, une voix off rappelle l’incident dont Nietzsche fut victime en janvier 1889 « mutter ich bin drumm » mais du « cheval nous ne saurons rien »), le film est scandé en 6 mouvements, 6 jours (annoncés par des encarts); sorte de genèse inversée – de la vie à la mort-, dans laquelle Béla Tarr et son scénariste Läzlo Krasznahorkai vont prendre le parti du cheval, soit inverser la tendance qui prônerait la supériorité de l’homme sur la bête. Les trois personnages du film, le cocher, sa fille et le cheval sont interdépendants; le refus de la bête de « travailler » –tirer la charrette- puis de s’alimenter prélude à celui des deux autres, condamnés de ce fait à l’inaction mortifère…Ce film est quasiment muet – car hormis l’intrusion du voisin en quête d’eau-de-vie et sa logorrhée verbale, les phrases hachées des Tziganes à la recherche de l’eau, les paroles échangées entre le père et sa fille sont réduites au strict minimum « c’est prêt » « le cheval n’a pas mangé » « le puits est vide »-. Mais la musique envoûtante de Mihaly Vig crée un tempo en harmonie avec la liturgie des gestes quotidiens, tout comme elle accompagnait les mouvements du cheval (séquence d’ouverture, le premier jour) filmé de profil, de face en travellings d’une surprenante longueur – mais pour l’immense plaisir du spectateur! Et cette tempête qui n’en finit pas de souffler! (un mugissement qui entrave les gestes et les choses) Pour filmer le quotidien et ses gestes répétitifs: (habiller le père –il est handicapé d’un bras-; préparer le manger, dîner, aller puiser de l’eau avec deux seaux) voici des plans longs, des angles de vue à chaque fois différents; des cadres qui renvoient aux peintures de Mantegna et Rembrandt et captent une lumière à peine diffractée (le spectateur est « envoûté ») Intérieur dépouillé, monacal. Extérieur? Un arbre, une colline et un chemin qui serpente comme s’il n’y avait rien par-delà le regard des trois êtres qui peuplent cet espace déserté Chaque plan se prêterait volontiers à une « analyse filmique ». Pour exemple. Après avoir filmé de face le cheval –et le cocher vient de lui ôter la bride –, la caméra va montrer en gros plan le dos des deux humains; comme si la frontière entre animal et humain, poreuse devenue, s’était abolie; la forme géométrique ainsi dessinée renvoie à l’ovale chevaline… simultanément ces « dos » occupent tout l’espace visuel alors que précédemment c’était la face du cheval, comme si…..Le père allongé sur le lit: une répartition dans et de l’espace qui obéit à la règle d’or, une lumière sur le corps inerte et l’on songe à une mise au tombeau!

2h30 de pur bonheur!                                                             Colette Lallement-Duchoze

 

 

février 6, 2018