ROCCO VOUS ATTEND JEUDI 26 AU FOYER DE JUZET à 20h30

L’histoire

Rocco (Alain Delon) et ses frères sʼexilent sous la férule de leur mère à Milan pour

fuir la misère régnant au sud de lʼItalie. Simone (Renato Salvatori), alors jeune

espoir de la boxe, sʼentiche de Nadia (Annie Girardot), une prostituée. Deux ans

passés, Nadia fréquente désormais Rocco, qui à son tour devient un boxeur en

vue.

Analyse et critique

« Visconti avait décidé quʼil voulait filmer lʼhistoire dʼune mère et de ses cinq fils. Je

lui ai tout de suite demandé : pourquoi cinq ? Commençons avec deux ou trois…

Mais non, il en voulait cinq, comme les doigts de la main. (…) Ils étaient cinq, cʼétait

tellement compliqué ! Tout de suite, jʼai dit quʼil fallait en faire « un à la fois », et donc

diviser le film. Luchino nʼa pas cédé sur le nombre, je nʼai pas cédé sur la structure.

» Suso Cecchi dʼAmico

Lʼexpérience en studio des Nuits blanches sʼétait soldée pour Visconti par un

échec non seulement public mais dans une large mesure critique. La presse de

gauche, à la position alors décisive dans le paysage intellectuel italien, considère

cette rêverie artificielle comme un acte de trahison du néoréalisme auquel il sʼest

voué. Compagnon de route du PCI, le Duc Rouge entend avec Rocco et ses frères

remettre lʼéglise au milieu du village en réalisant comme un best-of de sa veine

populaire (Ossessione, La Terre tremble, Bellissima), avant de sʼenfoncer dans le

foisonnement historique de son aristocratie native. Acte récapitulatif, Rocco et ses

frères nʼen témoigne pas moins dʼune continuité thématique avec les oeuvres de

palais à venir. Le décadentisme du Visconti seconde manière sʼarticule autour

dʼune rupture entre passé et présent sʼexprimant en Italie dans la tension

territoriale Nord / Sud. La difficulté à faire peuple dans la Botte entre méridionaux

appauvris et sommet géographique industrieux sʼincarne ici dans lʼexode dʼune

famille de Lucanie projetée en gare de Milan (tout un symbole de la mégalomanie

mussolinienne), pour connaître à son arrivée lʼoppression qui attend les ouvriers

du « miracle économique ».

Le rapport de Visconti aux classes populaires latines a toujours charrié une

certaine ambiguïté, la solidarité objective quʼil entretenait avec celles-ci tenant

dans une haine partagée (« par le haut » et « par le bas ») de la grande bourgeoisie

milanaise. Dans Rocco et ses frères, film organisé selon une logique sérielle dont

le déploiement préfigure les grandes séries TV, six membres du prolétariat (une

mère, ses fils) ont valeur dʼarchétype, deviennent sous un regard altier des figures

de tragédie antique. Dʼoù lʼusage de comédiens, dʼune part non-transalpins, de

lʼautre quʼon croirait difficilement réellement issus du milieu décrit. Ici se marque

une césure entre lʼachèvement néoréaliste et les règles naturalistes. Si cette

ambition de créer un monde entier de mythologie, de déployer autant que possible,

fait la particularité dʼun film matriciel de toute une veine narrative (de Francis Ford

Coppola à James Gray), il y aurait parfois eu un gain éventuel à ramasser

quelques épisodes… toute la première partie semblant, pour lʼexemple, sʼévertuer

à euphémiser la fascination du cinéaste pour un jeune Alain Delon à laquelle il

laissera libre cours dans la seconde.

Cinq frères, donc. Dans lʼordre épisodique: Vincenzo dʼabord (Spiros Focas).

Emigré avant les siens, lʼarrivée de sa fratrie et dʼune mater dolorosa digne des

Soprano met à mal son ménage récent avec Rosaria (Claudia Cardinale, encore

novice). Il représente tout lʼeffort vers un foyer petit-bourgeois contre lequel vient

buter lʼéparpillement congénital. Simone ensuite (Renato Salvatori), emblème de

la corruption citadine entraîné dans les tréfonds de la criminalité. Rocco ensuite

(Delon), visage dʼange incarnant lʼabnégation chrétienne, lʼaspiration à la sainteté.

Ciro (Max Cartier) emblématise pour Luca, le petit dernier, dans un épilogue

didactique la solution marxiste, lʼouvrier éduqué affranchi de la fausse conscience,

tourné vers un avenir révolutionnaire selon ses voeux. Toute cette clique aurait pu

sʼen tenir à subir bon an mal an sa misère ordinaire. Mais il y aura eu Nadia (Annie

Girardot) que Rocco ne peut accepter de reprendre à Simone. De là la tragédie

vieille comme Caïn et Abel, le ferment de la rivalité entre lʼimpulsif, le rageur raté, et

celui qui sʼaveugle quant à un dépassement de soi par la charité. Ce sera cette

gouailleuse, rayonnante aux abords du lac de Côme, humiliée sur la terrasse du

Duomo, qui sera finalement sacrifiée au lien du sang. Peu de cinéastes ont

ressenti avec la vivacité de Visconti la violence sous-jacente au familialisme, celle

qui irrigue ses plus beaux films, dérangeants et secrets : Sandra, LʼInnocent…

Comme lieu où montrerlʼélévation dʼun frère contre lʼautre : un ring. De tous les

sports, le « noble art » est celui dont le cinéma sera durablement tombé amoureux.

Visconti résiste dans une certaine mesure à la fascination. La boxe devient chez lui

le symbole de lʼexploitation capitaliste des corps. Quand un caïd (Roger Hanin)

inspecte la dentition de son poulain comme il le ferait dʼune de ses bêtes de

somme… Quand la « dette » du perdant est transférée sur un frangin peu désireux de

se battre, mais objectivement plus compétitif. Sa brutalité sʼétend à la rue, où

Simone passe longuement Rocco à tabac, après avoir abusé de Nadia. Un

système qui ramène les exploités à leur animalité, leur ôte la santé après les avoir

soumis à sa discipline. Un idéal promotionnel, à lʼintention dʼune minorité

récompensée pour son mérite… alors quʼelle-même se trouve piégée à ce jeu. Mis

au rebut, la condition de lʼathlète déchu semble aussi enviable que celle des

chevaux élevés par Visconti pour sa passion des courses hippiques, quand leur

carrière se conclut. Eux au moins sont-ils achevés dʼun coup. On peut toujours

sourire à sa tendance, au début des années 60, aux conclusions pontifiantes

(brave Ciro, rabbin de Sandra, Prince Salina dissertant sur les guépards et les

chacals), cʼest quʼil faut selon les mots de Gramsci « allier le pessimisme de

lʼintelligence à lʼoptimisme de la volonté ». Lʼintelligence de Visconti étant ce

quʼelle est, il vaudrait mieux pour le contrepoids quʼil soit tonique.

Sur un mode opératique assumant le risque du schématisme, Rocco et ses frères

conclut la première moitié de carrière viscontienne. Cinéaste tardif, formé en

assistant Renoir quand celui-ci était proche du Front Populaire, il va désormais

opérer un retour sur soi, explorer le mouvement historique menant le rejeton dʼune

grande famille à vendre la cause des lendemains qui chantent. Il y a dans Rocco et

ses frères le ferment dʼune nostalgie pour un Sud déchu, dʼune utopie méridionale

balayée par un destin autrement plus implacable avec laquelle le cinéaste nʼaura

de cesse de se débattre, la faisant ressurgir pour la questionner, celle-ci ne

cessant de le hanter après son examen critique. Ciro (à qui il accorde sa raison)

demande à Rocco (porte-parole dʼun coeur quʼil nʼarrive pas à faire taire) ce quʼil

croit quʼil serait advenu dʼeux sʼils y étaient restés, dans leur Lucanie natale : « Je

crois que nous serions encore tous unis. » Si Visconti a tant voulu lʼunité

internationaliste (que son propre cosmopolitisme permettait favorablement

dʼimaginer), ce fut peut-être aussi dʼavoir été si seul, une fois les siens éclipsés.

Accumulant miroir aux alouettes (Bellissima), couple impossible (Ossessione),

populations dénigrées (La Terre tremble), il réalise sur la partition de Nino Rota le

film-somme de sa manière indignée. Parfois laborieux sur la durée, ce classique

tient sur ses morceaux de bravoure : lʼarrivée nocturne, lʼembuscade par Simone

de Rocco et Nina, leur rupture sur le Dôme de Milan, le montage parallèle dʼun

crime passionnel et dʼun match victorieux. Cinéaste des passions, Luchino Visconti

excelle à filmer les instants de crise, gestes de lutte ou de renoncement. Formant

par lʼaddition des protagonistes sur cette ligne mélodique comme un choeur

antique, il rapproche ici lʼart de la mise en scène de la conduite dʼun opéra.

Par Jean-Gavril Sluka  » DVD CLASSICS

juillet 25, 2018