Jeudi 14 juin : la double vie de Véronique de Kieslowski au foyer de Juzet de Luchon

En Pologne, une petite fille voit le monde à l’envers, tandis qu’en France une autre petite fille, qui ressemble à la première, touche la feuille d’un arbre. Toute l’histoire du film tient dans ce prologue qui annonce les couleurs : jaune, orange et vert mordoré. Les couleurs d’un songe.

Il est vrai que La double vie de Véroniqueest une vision onirique et intuitive de l’existence. Deux vies s’écoulent en même temps, deux jeunes femmes se ressemblent et pourtant ne vivent pas le même destin. L’une mourra en Pologne et l’autre vivra en France.

 

De ce jeu de miroirs naît l’onirisme du film, une atmosphère fantastique qui prend sa source dans une réalité indicible, que Kieslowski suggère presque sans parole. Il nous rappelle que c’est toujours le silence qui fait parler l’image. Le cinéma est avant tout un art pictural, et s’il y a des dialogues, ils doivent enrichir ou soutenir l’image, et surtout ne pas l’étouffer. C’est pourquoi la bande-son est ici travaillée avec minutie. C’est un film sur le mystère, la nostalgie et le silence, trois mots pour parler du pressentiment, ou de l’intuition plus précisément, qui est mystérieuse, nostalgique d’un moment à venir, et silencieuse. Quand elle se dit, elle devient prédiction ; mais Véronique n’est ni une Sibylle ni une Cassandre, elle est une femme qui vit au plus près d’elle-même. Elle est un être réel, et le symbolisme du film provient simplement de « certaines situations qui ne sont pas élucidées », comme le dit Krzysztof Piesiewicz, le co-scénariste de Kieslowski. S’il n’y a pas d’élucidation, il y a en revanche une histoire construite comme un conte, avec deux parties qui se reflètent. Un conte qui se clôture avec une subtile mise en abîme, quand un marionnettiste écrit un spectacle pour sa nouvelle poupée de bois, qui possède elle-même un double.

 

De fait, La double vie de Véroniqueexerce un véritable charme sur le spectateur, qui peut chavirer dans le vertige provoqué par le jeu de miroirs. Wéronika et Véronique sont deux femmes jumelles, sans être sœurs. Elles se ressemblent, et c’est le premier envoûtement du film. On sait que l’histoire va nous offrir un mystère humain, et c’est par le biais de l’intrigue amoureuse entre Véronique et le marionnettiste qu’il sera en partie élucidé. Car le seul effet spécial du film, c’est l’être humain. L’autre envoûtement tient à la grâce d’Irène Jacob, qui apporte sa sensibilité lumineuse à ce double rôle fabuleux, dans le sens où l’histoire se situe entre la fable et la réalité, entre l’intemporalité du mystère des doubles et la temporalité de la vie, le rythme irrémédiable du cœur qui conduit à la mort. Ainsi, le duel séculaire entre l’amour et la mort est illustré par l’antagonisme des deux parties du film. D’une part, Thanatos domine la vie de Wéronika qui délaisse son amant et choisit le chant, fatale décision dont elle a eu le pressentiment, certainement dans les notes de l’aria qu’elle interprète, musique sombre et profonde, qui confère au film sa dimension mystique… Wéronika sent que c’est le chant du cygne.D’autre part, Eros guide l’existence de Véronique qui décide d’arrêter le chant pour raisons de santé (elle a un problème cardiaque, comme Wéronika), et rencontre l’amour. Ce sont des problèmes de cœur, au sens propre et au sens figuré. Deux histoires d’amour, l’une qui finit et qui entraîne la mort, et l’autre qui commence en exaltant la vie.

 

On peut donc dire que la première moitié du film en Pologne est centrée autour de la mort. Juste avant de voir son double, Wéronika reçoit une pluie de poussière sur son visage qu’elle accueille comme une caresse. Quand elle voit Véronique, elle ne peut pas davantage interpréter ce signe qui évoque une antique légende : quand on voit son double, la mort n’est pas loin (voir Le Doublede Dostoïevski, entre autres). Elle est victime à son insu d’une loi que Kieslowski définit ainsi : « il faut que quelqu’un meure pour qu’un autre vive ». Dans la deuxième moitié du film, en France, l’accent est mis sur l’amour et la vie. Véronique vit une histoire d’amour peu ordinaire avec un homme qu’elle ne connaît pas. Il l’appelle en pleine nuit pour lui faire écouter la musique qu’elle enseigne à ses élèves, et il lui envoie des objets insolites sans laisser d’adresse. Ce sont autant d’indices qui sont assez éloquents pour qu’on puisse partager la même intuition que Véronique : on la suit dans un jeu de piste qui mène à l’une des plus belles intrigues amoureuses du cinéma. On ne sait pas vraiment qui est cet homme, mais on devine qu’ils ont tous les deux un discours amoureux. Mieux : on le devine parce qu’on le veut, parce qu’on le désire. C’est la force du désir qui sonne comme une élucidation à la fin de l’histoire ; un désir guidé par une intuition, c’est toute l’alchimie du film.

Le marionnettiste, personnage-clef de La double vie de Véronique, est la figure même du réalisateur, ultime reflet dans le jeu de miroirs : Kieslowski tient les fils des destins qu’il veut nous montrer, il construit le spectacle de la vie et crée ce que le hasard pourrait susciter, au point de devenir lui-même un créateur de hasard. De cette manière, il conduit le spectateur dans un labyrinthe d’images où les parfums, les couleurs et les sons se répondent. L’indicible se met à chuchoter : le mystère ne peut s’élucider, on peut juste l’éprouver en posant la main sur l’écorce d’un arbre..

 

D’après Richard DALLA ROSA, Objectif Cinéma.

juin 12, 2018